LE CHAT DE PHIL


K.W. Jeter est l'auteur de Dr. Adder, roman écrit aux alentours de 1971 dans lequel Philip K. Dick apparaît et dont il fut l'un des inspirateurs. Soit dit en passant, ce livre fut jugé tellement scandaleux par les éditeurs qu'il dut attendre une bonne douzaine d'années avant d'être publié. Il l'a finalement été en 1984 aux Etats-Unis et est disponible en français dans la collection "Présence du Futur", chez Denoël, où il est accompagné d'une postface de Dick.


En 1977, Phil Dick s'absenta plusieurs fois de Santa Ana pour aller rendre visite à des amis en Californie du Nord. A cette époque, j'habitais un appartement situé à quelques blocs de celui de Phil, et je me proposai de passer chez lui une fois par jour pour m'occuper de ses deux chats, Madama Tubbs et Harvey, pendant son absence.

Comme le temps était très doux, Phil avait sorti la caisse des chats sur le balcon de son appartement, en laissant la port vitrée entrouverte pour que les chats puissent circuler librement. Le seul plaisir d'Harvey, un chat noir élégant mais parano, semblait être de sauter sur la rambarde de bois du balcon pour surveiller la circulation dans la rue, trois étages plus bas. C'était pour cette raison que Phil avait laissé la porte ouverte. Il ne supportait pas de voir le chat contempler mélancoliquement son perchoir favori derrière la vitre fermée.

Plusieurs jours après son départ, j'arrivai chez Phil, Madame Tubbs était seule et attendait sagement qu'on la nourisse. Je fouillai l'appartement à la recherche d'Harvey. Il avait disparu. Je me dis que le chat avait sans doute sauté sur la rambarde du balcon et qu'il était tombé. Je le recherchai dans les rues avoisinantes et me rendis même au refuge pour animaux de la ville. En vain. Affolé par sa chute, Harvey avait probablement détallé et s'était réfugié Dieu sait où; à moins qu'il n'ait été écrasé par une voiture.

J'appelai Phil chez ses amis et lui annonçai la nouvelle. Il avait vu mourir tant d'êtres vivants que sa tristesse fut tempérée par un certain fatalisme. Le chat aurait été très malheureux s'il n'avait pu avoir accès au balcon. Dans ce monde, ce qu'on aime le plus cause souvent notre perte.

Phil rentra plus tard que prévu car il dut se rendre à une convention sur la S.F. à laquelle il avait promis d'assister. Cinq jours plus tard, j'allai le chercher à l'aéroport d'Orange County et le ramenai chez lui. Je me garai dans le parking situé sous l'immeuble et comme nous sortions de la voiture, Phil m'agrippa et me demanda: "Ecoute... tu n'as rien entendu?" En toute honnêteté, je n'avais rien entendu. Autour de nous, il n'y avait rien d'autre que des piliers de béton nu et des véhicules alignés sur leurs emplacements maculés d'huile. Nous montâmes chez Phil et bavardâmes jusqu'à une heure avancée.

Le lendemain, Phil me raconta qu'après mon départ il était retourné dans le parking souterain. En plein milieu de la nuit, une boîte de nourriture pour chat à la main, il avait inspecté chaque mètre carré des heures durant, essayant de localiser le bruit ténu qu'il croyait entendre. Il avait trouvé Harvey tapit sur la roue de secours extérieure d'une voiture qui n'avait pas bougé depuis plusieurs jours. Terrifié, incapable de bouger, le chat n'était que deux immenses yeux jaunes emplis d'épouvante. Phil me raconta qu'il avait dû envelopper l'animal dans une serviette pour l'empêcher de lui lacérer le bras à coups de griffes pendant qu'il le remontait chez lui.

Je fis remarquer à Phil que la voiture sur laquelle il avait trouvé Harvey était garée exactement à l'aplomb de son appartement, situé trois étages plus haut. Le chat dont l'esprit ne pouvait concevoir le concept de verticalité, était revenu aussi près que possible de chez lui. Son estimation de l'espace et des distances était parfaitement juste. C'était le monde qui avait changé lorsqu'il était tombé. L'animal n'avait plus qu'un espoir, l'attente.

Phil est mort il y a un an, au début du mois de mars 1982. Je suis tombé par hasard sur ma copie du poème qu'il avait écrit sur son chat et dsiribué à ses amis. Au moment de sa mort, nombre de ceux qui l'aimaient sont parvenus à extérioriser leur chagrin. Certains d'entre eux se souvenaient de lui aux pires moments de sa vie. Il est regretable qu'ils ne l'aient pas connu, comme moi et ceux de son cercle d'amis, au moment où il avait réussi à transcender ses pulsions autodestructrices grâce à son amour de l'écriture.

Après sa mort, je n'ai pas pu parler de lui. Il en est de même aujourd'hui.

Dans ma tête, je vois Phil parcourant méthodiquement les allées d'un parking souterrain, une boîte de pâtée pour chat à la main, fouillant l'obscurité dans un silence de métal et de béton, à la recherche de la petite boule de chaleur qu'il voulait protéger. Ridicule espoir, le sien comme celui du chat.
Une foi qui se nourissait de fidélité.


K.W. Jeter, 8 février 1983