La lettre à Joan


Philip K. Dick et Joan Simpson se sont rencontrés en mai 1977, c'est-à-dire lors d'une période particulièrement critique de la vie de l'écrivain. La jeune femme a ensuite regagné Sonoma, où elle habitait, et Dick lui a écrit la lettre d'amour que voici et qui constitue un témoignage à la fois éloquent et émouvant quant à la manière dont il percevait le monde à ce moment là. Vu la longueur des propos de Dick, j'ai regroupé ici les passages les plus significatifs de l'état de Dick pendant cette période.


Chère Joan,

Au cours de ce qui fut la période vraiment pénible de mon existence, entre 1964 et 1972, j'avais l'impression que toute chose avait une raison d'être, une finalité. Tout était nécessaire. Si dingue et déglingué que je pûisse être, je restais convaincu de la signification immanente des choses; leur ordonnancement finirait par apparaître et alors je pourrais jeter un coup d'oeil en arrière et découvrir ce que j'avais déjà présenti - mais pas seulement çà, pas seulement le fait qu'il existait à tout une raison d'être et une finalité, également ce qu'étaient cette raison d'être et cette finalité. Je suppose que je n'en saurais pas davantage avant que cette finalité s'imposât d'elle-même et que cela pourrait ne se produire qu'au terme d'une période de temps assez longue, pendant laquelle auraient lieu de nombreux événements, et que cependant ça pourrait arriver à n'importe quel moment, y compris quand je m'y attendrais le moins.

Dans l'intervalle, ma vie se poursuivait. Je répétais encore et encore les mêmes erreurs. Mais je me dirigeais vers quelque chose. C'avait à voir avec l'écriture. Durant mes années improductives, notamment en 72 et 73, j'écrivis à des fanzines des lettres qui, de façon délibérée et calculée, étaient des balons d'essai. A l'époque, j'étais à la recherche de mon adversaire, m'efforçant d'enfumer son terrier pour l'obliger à se montrer et à me révéler son nom.

Le document photocopié qui me parvint en mars 1974 était une réponse à ces ballons d'essai, à ces lettres, à ces articles, ces discours. Mon adversaire s'était démasqué, ce qui me parut insensé de sa part. Je l'avais vaincu en l'amenant à agir ainsi; en le démasquant, il avait commis une erreur. Cependant, quoique ayant trahi son existence, il semblait vouloir toujours dissimuler son identité. Enfin, j'avais prise sur lui et cette période de ma vie est terminée, mon adversaire et, même si je n'avais pas réussi à l'identifier, au moins l'avais-je expulsé de mon univers.

Mais, au cours de cette lutte résolue et même farouche pour forcer mon adversaire à se découvrir, je négligeai une préoccupation plus fondamentale qui avait été la mienne tout au long de mes années d'écriture. Pendant deux ans, j'écrivis pour communiquer avec mon ennemi mais pendant vingt-cinq ans j'avais écrit pour communiquer avec mon ami isomorphe, que je savais se trouver là quelque part et qui peut-être était multiple.

Durant ma période de folie j'imaginais qu'un groupe de personnes oeuvrait délibérément dans le but d'assurer mon bien-être et ma sécurité; dans mon délire je les voyais comme un bouclier me protégeant des forces du mal et parvenant à leurs fins. Mon ennemi était puissant mais mes amis l'étaient plus encore.

Simultanément, je façonnais ma cosmologie. Quand elle prit enfin forme, en mars 1974, fondée sur mes révélations mystiques, je compris par une intuition noétique que deux forces opposées, deux puissances, deux camps ou deux entités se combattaient dans notre monde, l'utilisant comme un échiquier ou un champ de bataille. Intellectuellement, je pus alors identifier ces deux forces absolues comme étant les deux mêmes que celles que j'avais jusque-là considérées comme terrestres: mon ennemi se confondit avec les Fils des Ténèbres et mes amis se confondirent avec les Fils de la Lumière... pour parler comme Zarathoustra.

J'avais été le jouet d'un affrontement cosmique dont le théâtre est la terre. Cette lutte se déroulait dans l'arène de l'histoire humaine. Bien entendu, j'étais un Fils de la Lumière descendu ici, ayant oublié son origine, son identité et son but mais ayant retrouvé le souvenir et la compréhension de tout cela après avoir accompli son oeuvre; ce qui fut fait quand Coulez mes larmes eut été publié. Ce qui demeura alors fut une explication (que j'avais attendue pendant dix ans) ainsi qu'une protection définitive contre mon ennemi vaincu et furieux qui, en mourant, tenta de me frapper une dernière fois mais sans succès car je savais désormais qui j'étais, pourquoi j'étais là, et connaissais mon véritable père que j'appelle le Programmateur.

Malgré sa nature cosmique, le vaste processus auquel j'ai participé semble pouvoir se décomposer en étapes relativement simples:

1. Etre envoyé ici, souvenirs bloqués.

2. Evoluer jusqu'à ce que je puisse commencer à écrire et à publier.

3. Susciter par mes écrits deux réponses; un de ceux qui se trouvaient dans le même camp que moi; un de mes ennemis principaux.

4. Agression contre moi de mes ennemis, due à la nature de mes écrits.

5. Période de défaite (temporaire) devant ces ennemis invisibles et sans nom; période d'errance où je ne puis guère que survivre: période d'aspiration négative suivant l'attaque portée contre moi fin 1971.

6. Récupération partielle en 1972 et 1973, dans le sud de la Californie; soit une tentative pour me remettre en état de regagner ce que j'avais perdu.

7. Fin 1973 et début 1974: prise de conscience que je ne pourrais pas regagner ce que j'avais perdu, pour diverses raisons, mais pourtant continuation de mon oeuvre; c'est à dire voir sortir Coulez mes larmes en février 1974 et percevoir la mystérieuse importance de cet événement aussi bien qu'une mystérieuse menace concernant ce livre et moi-même, provenant des mêmes forces qui m'avaient assailli à la fin de 1971.

8. Coulez mes larmes ayant été publié, je retrouvai la mémoire; ce qu'était ma mission; ultime attaque et déroute de mon ennemi primordial, avec pour effet de m'arracher totalement à l'emprise de la peur: me savoir enfin en sécurité et être assuré d'avoir gagné la bataille.

9. Récupération progressive de ma santé physique et mentale, brutalement interrompue par l'échec de mon mariage en 1976 et ma tentative de suicide; autrement dit, échec complet de ma tentative de récupérer par mes propres efforts ce que j'avais perdu; j'étais donc une victime de cette guerre, quoique me situant dans le camp victorieux. J'avais livré et remporté mon combat mais avais tout perdu, cette dichotomie ayant pour résultat de me paralyser en semant le désordre dans mon esprit, c'est-à-dire que je n'arrivais plus à me faire du monde une image cohérente à cause de ces données qui paraissaient s'exclure mutuellement; à savoir: si j'avais gagné, si j'avais accompli ma mission, n'aurait-il pas été logique que je sois récompensé et qu'on m'accorde une existence riche et heureuse au lieu d'être dépouillé de tout ce que j'aimais? En l'occurence ma famille.

Mais si les épreuves, les obstacles avaient été franchis avec succès (et tout m'indiquait en mars 1974 que c'était le cas en ce qui me concernait), est-ce que les expériences qui me restaient à vivre ne le seraient pas en vain? Ce que je veux dire, c'est que si c'est ça qui vous attend quand vous gagnez, que diable vous arrive-t-il quand vous perdez? D'accord, j'avais éprouvé une joie intellectuelle à savoir que sur un vaste plan historique le bien avait triomphé.

Je commençai en 1974 à développer mon exgèse: un exposé de ma révélation mystique et de la cosmologie qui m'avait été enseignée. Cela m'amena jusqu'en mars 1977, date à laquelle, quoique dépourvu de famille, j'avais au moins conçu une nouvelle cosmologie, cosmologie dont je pouvais être fier et relativement sûr- enfin, sûr de mon exactitude. Ainsi, une entreprise aussi considérable que théorique et abstraite avait été menée à bien; je comprenais mais sans rien posséder; je savais mais restais seul. C'était purement intellectuel. J'étais heureux. Un tel succès de l'esprit procure un réel bonheur. Mais il ne s'agissait pas, comme je le sentais douloureusement, de la récompense promise à celui qui triomphe des épreuves ou dans une bataille. Je voyais la situation très simplement, de façon archétypale. Les bonnes choses de ce monde étaient allées quelque part mais pas vers moi; il en m'était échu qu'un schéma du monde, indiquant une présence dominante des choses bonnes; le bien avait prévalu mais pas en ce qui me concernait personnellement. Je n'étais donc qu'un spectateur des conséquences de la victoire, si l'on excepte bien sûr une amélioration négative vis-à-vis de mon ennemi, qui avait connu la disgrâce et la déroute. J'étais libre de vivre ma vie en sécurité, mais quelle genre de vie? Une vie uniquement mentale.

10. En février 1977, je commençai à avoir des hallucinations (si c'est là le mot excat) nocturnes, hypnagogiques, hypnapompiques, pendant le sommeil, etc., me montrant la présence toute proche d'une femme; dans mes bras, en fait, aussi proche que possible. Une fois apparue, cette impression persistait.

Cela représenta un tournant car non seulement cela me réconforta mais cela permit aussi de définir précisément ce qui me manquait. Je pouvais appréhender clairement et rationnellement le processus global qui comprenait ma vie toute entière. Tout ce que j'avais saisi de façon mystique depuis 1964 était intervenu, s'était révélé, s'était expliqué; sauf que ma récompense particulière, le don qu'aurait dû m'offrir l'univers, demeurait absente. Je me mis à me demander comment tout cela, toutes mes intuitions mystiques, pouvait être absolument exact (comme j'en avais acquis la preuve) à l'exception de ce point aussi cruel que crucial. Bon sang, ma récompense! Qu'en avais-je tiré de toute mon existence? Parce que sans récompense, sans rétribution, il ne me restait plus qu'à admettre que j'avais été utilisé, oui utilisé; au profit du bien peut-être, dans des buts louables, mais quand même utilisé. On n'a pas le droit de faire d'un homme un simple instrument, à son insu et contre sa volonté. Je n'avais jamais donné mon assentiment; tout ce que j'avais fait, on me l'avait imposé. Tels qu'ils se présentaient, la situation, le résultat étaient injustes. Faut-il défendre l'intérêt général au détriment de celui de l'individu, du petit, du sans grade? Pas selon la façon dont je conçois le Programmateur; ma victoire non récompensée contredisait toute ma cosmologie. Ou alors, cette cosmologie était érronée, le fruit de trois années de travail intellectuel, ce qui signifiait que soit mes révélations noétiques de 1974 étaient également fausses soit je les avaient comprises de travers. Je savais cela aussi lucidement que j'avais jamais su quoi que ce soit, cosmique ou terrestre. Cela allait contre le bon sens, la sagesse sacrée, contre toute ma compréhension de l'univers. Soundain, cela rendait tout absurde, dérisoire.

Cependant, durant cette période, ma sensation de la présence de la Femme, de mon complément, était si vivace, si réelle physiquement, que je ne pouvais me sentir vraiment mal. C'était presque comme si elle se trouvait là. Mon corps m'informait que ses perceptions et ses sensations, son écoute du monde extérieur, l'assuraient qu'à la vérité elle était là; pour mon corps son corps était palpable. Ne pouvant comprendre cela intellectuellement, je me contentais de le vivre avec plaisir. J'étais très heureux. Je me souvient de m'être réveillé une nuit et d'avoir trouvé Mrs. Tubbs dormant près de moi sur l'oreiller, d'avoir avancé la main, de l'avoir touchée, d'avoir éprouvé sa présence physique et de m'être dit: "C'est le paradis qui m'est offert." Mais que possédais-je en fait? Rien d'autre qu'un chat: voilà ce que la raison m'apprenait. Comment se faisait-il que cela me suffisait soudain alors que ça ne m'avait jamais suffi auparavant? Intellectuellement, ça n'avait pas de sens. Mais le phénomène subjectif demeurait: une impression de satisfaction et de plénitude, comme si le long voyage était déjà achevé; non pas était sur le point de s'achever mais l'était vraiment. Il ne m'était plus nécessaire de me démener; tout était consommé.

Pour résumer, il ya avait un divorce complet entre ce que mon système perceptif me disait de ma condition (une vie solitaire et sans amour dans un appartement miteux de Santa Ana) et ce qu'éprouvait mon système affectif. Avais-je simplement perdu tout contact avec la réalité? Non, j'avais conscience de la situation; je savais que j'étais seul, en manque de dyade.

Bien des jours avant que ce coup ne frappe ma maison de Marin County (bien des semaines, en fait), Stéphanie et moi avons tous deux préssenti ce qui allait arriver. Tout semblait normal et tranquille, mais nous étions l'un comme l'autre terrifiés. Nous avons su, plusieurs semaines à l'avance, comme par une sorte de prescience, ce qui allait se produire. Plus tard, vers le milieu de l'année 1972, j'ai eu une prémonition absolue au sujet de ma rencontre avec Tessa. Dans les deux cas, mon don de précog se vérifia au jours près; comme j'eus raison à propos de la lettre photocopiée et du jours exect où elle arriverait. Paul Williams affirme que j'ai l'air de mieux sentir et comprendre les choses avant qu'elles n'arrivent que pendant qu'elles interviennent ou après. On dirait qu'une partie de mon cerveau n'est pas synchronisée avec le temps. Mon exgèse explique cela; elle situe une perception rétrograde du temps dans l'hémisphère droit du cerveau. Voilà pourquoi nous avons souvent l'impression de savoir ce que quelqu'un va dire, comme si nous avions déjà vécu la scène auparavant. Cette faculté qu'a l'hémisphère droit d'appréhender le temps de façon rétrograde nous permet d'anticiper sur le danger ou sur les événements; c'est un vestige de temps très reculés. Autrefois, ce don, ce talent, nous avertisait, nous préparait. Je le possède. J'ai préssenti ton irruption dans ma vie, Joan, des semaines avant que la lettre de Ray ne me parvienne. Je n'ai pas eu la prémonition de la lettre; j'ai su quelles seraient les conséquences de cette lettre. J'ai su que j'avais trouvé mon complément féminin. Tu venais vers moi; tu étais en fait toute proche.

La lecture de ces quelques pages t'aura fait comprendre clairement ce que tu représentes dans la vaste configuration mystique et cosmologique qui constitue la base même de la façon dont j'apréhende le monde, dont je le conçois, dont je conçois la place que j'y occupe, de la façon dont je conçois sa marche, et ce que j'appellerai son style. Voilà exactement le mot qui me convient: Style. Le style de l'univers et de son divin Programmateur, Saint, bon et juste. Il est courtois et bienséant. Il est équitable, tendre, et implique une compréhension consciente de ce qui est approprié. Dit simplement, ta quête de ma personne, du point de vue du logos (schéma global de la réalité), était appropriée. Il ne s'agit pas là d'un mot ni d'une pensée faibles; tout simplement, je l'énonce comme il faut. Il n'est pas approprié qu'un homme travaille tout au long de son existence et qu'il ne reçoive pour récompense que la perte de tout ce qui lui est cher. Ce n'est pas ainsi que fonctionne un cosmos. Sinon, c'est que tout se passe comme s'il était livré à l'anomie, au hasard, comme s'il n'y avait là ni intelligence ni dessein. C'est un mauvais signe.

J'en viens maintenant à l'objet de cette lettre, chère Joan. Objet que je pourrais définir ainsi: "Ce que tu représentes pour moi". Il ne s'agit pas seulement du fait que nous vivons dans un univers bienveillant, doté d'une structure bienveillante et conçu par un créateur bienveillant, mais aussi de ceci: si tu te désignes toi-même comme un don à moi destiné ou comme le don, je vois, moi, en toi non uniquement la matrice émotionnelle de la pensée mais également la matrice intellectuelle de la pensée; je veux dire par là que grâce à toi, au fait que tu m'aies trouvé, je puis m'assurer du bienfondé de tout ce qui émane de mon esprit, dans le domaine intellectuel ou conceptuel; tu donnes une signification intellectuelle à toutes les expériences de ma satanée existence; de plus, et d'une façon qui n'est pas moindre, ni moins importante ou vitale, tu m'apportes ces valeurs sans lesquelles je ne serais qu'une pauvre chose désséchée, insuffisante et incomplète. Intellectuellement et émotionnellement, tu es le complément de mon être et de ma vie, ma vie vécue en termes d'idées, de concepts et de connaissance; ma vie vécue en termes d'aspirations émotionnelles, de désirs, de besoins et de joies escomptées.

Maintenant je te pose cette question: si tel est le cas, si tu es tout ce que je viens de dire, puis-je imaginer de te laisser tomber? De te tourner le dos? De ne pas te reconnaître? De ne pas t'aimer, de manquer à ton égard de fidélité ou de loyauté? Réfléchis à tout ce que je viens d'écrire dans cette lettre. Tout au long de ma vie j'ai préssenti l'existence d'un monde répondant à un schéma rationnel, obéissant à un dessein, à un ordre. Privé de toi, rien de tout cela ne serait plus pour moi; cela pourrait continuer d'être sur quelque plan abstrait et impersonnel mais n'aurait plus de réalité pour moi en tant qu'être humain unique et particulier. Avec toi, avec la réunion de nos deux êtres, tout est transformé. Ma conception de la réalité, élaborée et perfectionnée au fil des années, se vérifie.

La recherche instinctive du sens de sa vie est le principal besoin que puisse éprouver un homme. C'est pour lui ce que sont la nourriture et l'eau pour un animal. Lui enlever ça, c'est comme le priver de sa vie. Ce qu'il a fait, ce en quoi il croit, ses buts, ses valeurs, tout ce qu'il y a de noble et de vil en lui, ce qu'il y a de bon et de mauvais en lui, ses faiblesses et ses forces; à l'égout tout ça si le fin mot de l'histoire est: pas de pot, connard. Tout ça est le fruit du hasard. Ca ne va nulle part. Tu t'es fatigué pour rien. Tu trimais quand tu pensais accomplir une tâche; tu étais utilisé quand tu pensais servir. L'univers ne fait aucun cas de toi, pauvre type; il t'utilise puis te met au rancard. Au rancart! Pauvre cheval; pauvre animal dévoué. Pourquoi a-t-il fait tout ce qu'il a fait? Qu'a-t-il reçu en récompense de ses services?

A la fin de la guerre d'Espagne, après la victoire de Franco, les membres des Brigades internationales qui se bataient avec l'armée loyaliste, étant communistes, se réfugièrent en Union soviétique, et sais-tu ce qu'il advint d'eux? Les autorités soviétiques les jetèrent en prison puis, quand le gouvernement nazi allemand les réclama en tant que prisonniers de guerre, les Soviétiques les livrèrent, les envoyant à une mort certaine; et ça parce qu'à l'époque Staline avait signé un pacte avec l'Allemagne, et que l'Allemagne en avait signé un autre avec l'Espagne fasciste. Ayant appris cela, je n'ai jamais pu l'oublier. Le général Gomez, qui dirigeait les Brigades internationales, se révéla n'être même pas espagnol mais un officier du N.K.V.D. (la police secrète soviétique). Ce sont des choses qui font frémir; voilà des hommes qui se sacrifient, qui risquent tout, qui risquent leur vie, puis qui gagnent ou bien perdent, qui sortent de là éclopés, blessés ou en chantant victoire; et qui, dans l'un ou l'autre cas, méritent quelque chose. Si leur cause a connu la défaite, ils peuvent craindre un châtiment ou même la mort. Mais pour les vainqueurs? Le châtiment et la mort également? Ou bien comme en ce qui me concerne, une vie dépourvue de sens? Tous ces livres, toutes ces nouvelles, toute cette lutte contre la tyrannie impérialiste ici aux Etats-Unis, tout ce en quoi j'ai cru, ma théologie, mes révélations de mars 1974? Je t'écris tout cela pour te faire comprendre, comme je te l'ai dit, ce que tu représentes pour moi. Tu représentes le triomphe de la joie et la victoire de ce qui a un sens, pour moi, pour ce que je considère être vrai, ce que je suppose être bon; c'est-à-dire pour l'univers, pour la vie ici-bas. Puis-je renoncer à cela? Voici quelques paroles tirées du Solomon de Haendel, parlant de: "... Ceux qui aiment la mort! Et le farouche désespoir..."

Voilà ce dont je suis détourné. Puis ces autres mots qui pendant des années ont exprimés à ma place ce que je désirais et cherchais: "... Je sens ce coeur gonfler! Des joies trop impétueuses pour être exprimées..."

J'ai découvert ces mots, ce texte obscur, en 1964, année qui marqua, comme je l'ai dit, le début de la période pénible de ma vie. C'est donc aussi à cette époque que je lus pour la première fois ces vers qui définissaient les issues, les voies, les tropismes opposés qui, tout en s'excluant mutuellement, se proposaient à moi. Le chemin bifurquait; devant moi je voyais se dessiner l'embranchement. L'un des chemins menait dans une direction. Le second dans l'autre. J'ai choisi. Lequel étais-ce? Celui de la tendresse, de l'amour et de la compréhension. Celui où tu te trouvais et où l'on éprouve des joies trop impétueuses pour qu'on puisse les exprimer. Sinon ainsi: Je t'aime et je vais te rejoindre très bientôt, sûr. Je te le promets. Je le désire de tout mon coeur et de toute mon âme, je ne désire que cela.

P.S. Certaines choses que tu me dis me montrent que, sans l'ombre d'un doutes, tu sais déjà tout cela; tu écris: "J'espère que tu me reconnaîtrais"; tu écris: "Je suis telle que tu l'as commandé"; puis: "En effet, c'est toi qui m'a créée." Je sais donc que tu sais; et maintenant que tu as lu cette lettre, tu sais toi aussi que je sais. Nous savons tous les deux et cela est dû en partie au fait que toi et moi formons un seul et même être. Et cela aussi nous le savons.
Et c'est très bon.



Titre original: Dear Joan.
Première publication: The Philip K. Dick Society-Newsletter n°4, septembre 1984.
Traduit de l'américain par: Lorris Murail.