PHILIP K. DICK ET LE MAINSTREAM



L'histoire de Dick et du mainstream (terme anglo-saxon désignant le courant principal, d'où sont exclues les oeuvres de genre) n'est pas une histoire d'amour heureux. Pour le consoler, disons qu'il n'est pas le seul. En effet, presque aucun écrivain de science-fiction n'a pu accéder au mainstream.
Il semble pourtant avoir essayé tous les genres y compris la poésie, publiée entre 12 et 17 ans dans les collonnes de la Berkley Gazette.

C'est la rencontre avec Anthony Boucher qui va lui ouvrir les portes de la science-fiction à l'âge de 24 ans. Retenons pourtant que Dick était écrivain tout court avant d'être écrivain de science-fiction. Boucher tirait la science-fiction vers l'excellence littéraire, loin des répétitions stéréotypées des magazines pour adolescents. Grâce à un pareil guide, Dick entrait dans la science-fiction par le haut, sans faire ses classes de tâcheron.

Malgré ses bonheurs en science-fiction, Dick ne limitait pas son écriture au genre; il continuait à écrire des romans mainstream. Rien ne suggère que Dick, dans les premiers temps, ait souffert de ces rejets, certains prétendent même que c'est surtout pour répondre aux ambitions littéraires de sa troisième femme qu'il se remit à l'écriture de romans mainstream. Quoi qu'il en soit, ce qui est à expliquer, est précisément que Dick n'ait pas pas réeussi à les publier. Prétendre que la mauvaise qualité de ces romans justifierait leur rejet est absurde. Des centaines de romans médiocres et beaucoup d'exécrables, sont publiés chaque année aux Etats-Unis. Loin d'être mauvais, les romans de Dick étaient peut-être trop bons, son agent littéraire, plus compétent pour pénétrer le marché de science-fiction que celui du roman mainstream, visait sans doute trop bas en proposant ces romans sophistiqués à des collections commerciales où se perpétuent des formules éculées. L'originalité même de Dick devenait ici rédhibitoire et l'empêchaot de figurer dans une collection de routine.

Par exemple le remarquable Confessions d'un barjo, écrit en 1959, ne pouvait que dérouter, à cause d'une certaine indifférence pour l'intrigue classique bien ficelée et surtout de par la construction originale des personnages. On peut penser que l'agent de Dick a sous-estimé son auteur "de science-fiction" et ne l'a pas proposé aux éditeurs les plus exigeants et les plus éclairés. Mais il y a une autre hypothèse, répandue dans le monde de la science-fiction, selon laquelle un auteur qui a du succès la S.F. est inévitablement disqualifié aux yeux du mainstream.

Quoi qu'il en soit, il est triste que Dick n'ait pas connu de son vivant la consécration qu'il méritait. Il ne réussit à faire publier Confession d'un barjo, écrit en 1959, que seize ans plus tard, en 1975. En 1977, il put enfin publier dans une collection mainstream Substance Mort.

Confessions d'un barjo et Substance Mort passèrent presque innaperçus. C'était pourtant le moment où sa réputation commençait à dépasser les limites du genre. Malgré les éloges et et le sérieux avec lequel on traitait Dick, c'était toujours, inévitablement, en tant qu'écrivain de science-fiction qu'on l'étudiait plutôt qu'en tant qu'écrivain tout court.

Dans une interview de 1974, Dick dit: "Avec Le Maître du Haut Château et Glissements de temps sur Mars, je pensais avoir comblé la distance entre le mainstream expérimental et la science-fiction. Soudain, j'avais trouvé le moyen de faire tout ce que je voulais faire en tant qu'écrivain. J'avais en vue toute une série de livres, la conception d'une nouvelle sorte de S.F. issue de ces deux romans."

De fait, à partir de ces années, son oeuvre devient inclassable, à la frontière du mainstream, de la science-fiction et du fantastique. Cela atteint son paroxisme dans la trilogie divine, composée de trois romans: Siva, L'Invasion Divine et La Transmigration de Timothy Archer. Beaucoup de lecteurs, désarçonnés par le sérieux du thème religieux développés dans ces romans, ont rejeté Siva et L'Invasion divine mais Timothy Archer réussit à être un chef-d'oeuvre d'humour.

Bien que la qualité de sa trilogie fantastico-théologique ait été et soit encore l'objet de controverse, la stature de Dick n'a cessé de croître depuis sa mort.

Avec le recul, la distinction entre science-fiction et mainstream paraît de moins en moins pertinente pour Dick : comme il le souhaitait, il a comblé la distance entre les deux. Quoi qu'il en soit, l'oeuvre de Dick, pendant longtemps inséparable de la science-fiction et contenue par elle, nous rapelle par son évidence que la science-fiction est un sous-ensemble de la littérature.