LE PREMIER ROMAN DE DICK


Le premier roman de Dick, préface rédigée par Thomas M. Disch lors de la réédition de Loterie Solaire chez Gregg Press, en 1976.

Ce qui distingue Philip K. Dick et lui permet d'échapper au registre ordinaire de la critique est tout simplement ceci : le génie. Ses meilleurs livres semblent bien reposer sur la pure maîtrise du premier jet, transmis directement de l'oeil à la main. Il exprime les choses comme il les voit, et c'est la qualité et la clarté de sa vision qui font qu'il est grand.

Si on le compare à des gens comme du genre d'Asimov, Bradbury, Clarke ou Vonnegut, alors Dick pourrait tout aussi bien être un poète d'avant-garde ou un compositeur de musique électronique. Le grand public n'a jamais entendu parler de lui.
Ce n'est pas juste. A son meilleur niveau, il fait un écrivain extraordinaire. Sa prose est aussi simple qu'un meuble paysan, ses personnages sont aussi plausibles que votre voisin d'en face, ses dialogues aussi authentiques qu'une transcription du Watergate et ses intigues agitent plus d'idées par paragraphe que le manuel scolaire intitulé : Introduction à la Philosophie occidentale.

Il vous fait rire, il vous fait pleurer, il vous fait réfléchir et réfléchir encore. Que demander de plus ?

Alors quel est le problème ? Pourquoi tant d'auteurs de S.F. qui lui sont nettement inférieurs ont-ils tellement mieux réussi que lui - y compris à l'attention des universitaires, pourtant censés savoir reconnaître la qualité ? La solution la plus simple consisterait à répondre : "Question de chance !"
Un agent plutôt négligent a vendu les droits de ses premiers livres à un éditeur qui était alors ce qui se faisait de pire sur le marché du poche, ce qui a obligé Dick à produire à la chaîne pendant des années. Le plus surprenant est qu'au lieu d'être brisé par un tel système, de sombrer dans la grisaille d'une vie consacrée à la littérature alimentaire, Dick ne cessa de se fortifier, sans autre récompense (en dehors d'un unique Hugo remporté en 1963 avec Le maître du Haut-Château) que la certitude d'avoir touché une fois de plus le super-bonus du grand flipper cosmique de la littérature.

C'est une théorie. Ma théorie préférée veut que les livres de Dick n'aient jamais obtenu un très large succès en raison même de leur mérite fondamental, de leur véracité. La science-fiction a mieux à faire que de prédire l'avenir. Les vérités de la science-fiction et de Philip K. Dick sont des vérités prophétiques au sens où on l'entend dans l'ancien Testament, des vérités d'ici, de maintenant et de toujours.
Mais ce sont aussi de sombres vérités. Quiconque ayant le moindre penchant à l'optimisme risque d'éprouver à la lecture d'un roman de Dick l'impression d'une agression directe contre sa raison.
Mais Dick est égallement fuyant, c'est un joueur dont les règles (ce qui est possible ou ne l'est pas au sein d'un univers qu'il a créé) se modifient de livre en livre, voire de chapitre en chapitre. Dans ces parties, il a pour adversaire le lecteur, ce qui signifie que ses livres, si agréables et distrayants qu'ils soient, n'en peuvent pas moins constituer une épreuve étonnament rude.

Pour en revenir à l'oeuvre de Dick, bien que Loterie Solaire ne soit pas l'un des plus éclatant ratages de Dick, ce roman ne paraît pas non plus de nature à opérer beaucoup de conversations. On peut le rapprocher en cela d'oeuvres de jeunesse de nombreux futurs titans. L'intérêt des premiers romans vient de ce qu'ils représentent généralement des pierres où peut s'aiguiser la compréhension perspective. Ils nous montrent la taille et la configuration du diamand encore brut, mais pour pouvoir porter sur eux un jugement convenable il faut d'abord avoir quelque idée de ce qu'est le diamand une fois taillé et poli.

Loterie solaire fut publié pour la première fois en 1955 chez Ace dans un volume double. Comparé à la quasi-totalité de ses oeuvres ultérieures, Loterie solaire semble construit d'une façon très conventionnelle et, en dépit de quelques rares envolées, écrit d'une façon contenue voire superficielle. Le space opéra d'un honnête artisan. Il s'agissait après tout du premier livre publié d'un jeune auteur qui, à ce point de sa carrière, ne pouvait pas savoir dans quelle mesure il lui serait permis de d'éloigner du strict cérémonial de la collection Ace Double.

La science-fiction populaire demeure généralement au ras du sol parce que due à la plume des scribouilleurs cyniques singeant les premières et authentiques réussites du genre sans se donner la peine de remonter jusqu'à ses sources émotionnelles, intellectuelles et esthétiques. Au cours de la plus grande partie de son histoire, la science-fiction a été une littérature destinée aux classes inférieures abreuvant des lecteurs sensibles à leurs carences sociales et culturelles en fantasmes compensateurs. Les auteurs à qui la description précédente convient le mieux sont L. Ron Hubbard et A.E Van Vogt.

Cependant, s'il n'y a qu'un seul écrivain dont on puisse dire qu'il a exercé une influence formatrice sur l'auteur de Loterie solaire, c'est bien A.E. Van Vogt. Il est néanmoins possible de percevoit l'écho de voix plus raffinées, celles notamment de Bester et de Kornbluth/Pohl. Comme l'Homme démoli, Loterie solaire parle d'un crime qui doit être mis à exécution malgré la présence d'un groupe de gardes télépathes. Comme dans Planète à gogos, Dick décrivit avec ironie un monde où tout est systématiquement inversé.

Loterie solaire et la plupart des livres qui suivirent peuvent être lus comme ensemble cohérent d'allégories sociales à tendance plus ou moins marxistes. Mais malgré sa puissance, je ne crois pas que la vision politique de Dick constitue sa force principale. Le thème majeur de Dick, celui qui a engendré ses oeuvres les plus brillantes et les plus importantes, est celui de la transcendance - savoir si une chose est possible, ce qu'on éprouve et si ce sentiment est l'expression d'un simple désir ou bien d'une plus vaste réalité. Dick est constamment déchiré entre un refus rationaliste de la réalité fondamentale de l'expérience transcendante et une célébration (toujours ironique) de celle-ci en tant que fait brut.

Tout au long de son oeuvre, Dick joue avec l'idée que les créatures de chair et de sang sont toujours fondamentalement des robots, nomades mécaniques obéissant aux lois d'une création mécanistique. Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? offre sa vision la plus convaincante de la nature irrémédiablement matérielle de l'homme. Je ne puis ici énumérer tous les thèmes récurrents de Dick et encore moins analyser leurs interactions complexes. Le mieux que je puisse faire est de proposer un contexte dans lequel l'oeuvre de Dick pourra être considérée de façon plus fructueuse que parmi les autres textes de science-fiction et je pense là à la poésie romantique, à celle notamment de Blake et de Shelley. Tous deux nourissaient des idées radicales mais leur condition ne leur permit pas de les traduire par des actes politiques. Tous deux montrèrent une compréhension profonde et prophétique des domaines qui gisent au-delà de l'Age de la Raison. Tous deux étaient des artistes en constante évolution, qu'un besoin vital d'exprimer leurs sensations du moment éloigna de l'ampleur du style classique et de la forme pour la forme.

Dick s'est imposé de manière définitive au sein de cette tradition grâce à l'exceptionnelle fécondité de son imagination. Inévitablement il y a des ratés, des jours où sa machine à écrire refuse de se réveiller, mais au bout du compte, ils sont rares, et les moments où cela chante, quand ils viennent, sont d'autant plus remarquables qu'ils représentent si visiblement le trop-plein d'un esprit qui, du Paradis ou quelques région proche, laisse s'épancher à profusion les arpèges d'un art non prémédité.