LA VERITE AVANT-DERNIERE


La Vérité Avant-Dernière, Evelyne Pieiller, Spécial Philip K. Dick, Science et Fiction, Denoël, 1986.

Aujourd'hui, il semble bien que c'est avant tout la science-fiction qui sait se préoccuper de ce monstre étrange que nous formons, tissé de mots qui nous échappent, de désirs qu'on ignore, la chair travaillée par nos songes et nos cauchemars.

Et dans la science-fiction, c'est à l'évidence Dick qui a su avec la plus de démesure, le plus d'audace, montrer cette interpénétration de la raison et de la déraison, de la mémoire et du regard, du dehors et du dedans; qui a su admirablement, avec une violence électrochoquante, évoquer tous les trous de notre présence au monde, le discontinu de notre conscience, l'enchevêtrement avec les paroles des autres. C'est Dick qui a su rendre sensible ce fait troublant que la réalité n'existe que saisie par une conscience, et que la conscience n'est pas fiable, et que de surcroît elle peut agir, même à son insu, sur ladite réalité.

Depuis Descartes et Kant, on se méfiait. Avec Dick, on est terrorisé. Mais il ne s'est pas contenté de prendre au sérieux le surgissement du monde en l'homme, ses pouvoirs et ses limites. Il ne s'est pas contenté de montrer que le désir agit, et produit, que l'énergie psychique est une force redoutable. Il ne s'est pas non plus contenté de faire jouer sur la scène de l'imaginaire les fantasmagories qui nous peuplent et nous gauchissent. Il a mis en suspens la croyance aux certitudes partagées, du politique au sens du temps. Il a miné, en y repérant tout ce qui s'exhibait d'hystérique et de fantasmagorique, la rationnalité de nos spectaculaires temps modernes, l'innocuité des médias, il a sabordé, parce qu'il a vu opérer les mêmes besoins glauques qu'en l'individu, tout ce qui histrionne et séduit ce qu'il y a de goût de la mort en nous, de la publicité aux chefs d'Etat.

Si Dick est indispensable en cette fin de siècle, c'est pour avoir ainsi fracturé la réalité, et notre réalité. Il est parmis les très rares qui ont su donner forme, obsédante, à cette absence à nous-mêmes en nous, qui nous signe, et nous saigne; à l'étonnement infini devant la naissance du sens, la reconnaissance des significations.

Dick crée un monde où il n'y a que des vérités avant-dernières et c'est cette avant-dernière là qui est effectivement tout ce que nous pouvons savoir de la vérité. Si les trois quarts de la littérature dite contemporaine sont en fait sans gravité, c'est qu'ils parlent toujours de l'homme et du monde comme d'aimables champs clos, homogènes, soumis à des règles. Dick, lui, dit la logique du désordre et de l'affolement d'un sujet qui peu à peu découvre qu'il est évidé. Il y a là du primitif, comme une réinvention des mythes qui nous fondent, et la puissance d'une légende qui déploie notre nue, dérobée, impensable étrangeté.