Stanislas Lem est l'écrivain de science-fiction polonais le plus lu en Occident. Le texte ci-dessous provient du volume Science et Fiction, Spécial Philip K. Dick, éditions Denoël, 1986.
Les histoires de Dick tranchent sur le reste de la production S.F. bien qu'il ne soit pas aisé de déterminer pourquoi, puisque Dick emploie le même matériau et les mêmes ficelles que les autres écrivains américains.Dans les histoires de Dick, il se produit souvent de terribles catastrophes, mais cela ne fait pas exception à la règle. Rallonger la liste des moyens les plus sophistiqués pour mettre fin à notre monde fait en effet partie des préoccupations de base de la S.F. Mais chez Dick, les gens ne meurent pas à cause d'une nova qui explose, ou d'une guerre qui se déclenche, pas plus à cause d'une innondation, de la famine, ou d'une épidémie, encore moins parce que les martiens ont atteri devant leur porte; ils périssent parce qu'un mystérieux facteur est à l'oeuvre, un facteur invisible dans ces manifestations mais non dans ses causes. L'univers entier se comporte comme s'il était la proie d'un cancer qui métastase, attaquant l'une après l'autre toute les zones encore saines.
Les forces qui provoquent la débâcle mondiale dans les livres de Dick sont tout à fait fantastiques, mais elles ne sont pas uniquement inventées pour choquer le lecteur. A la base, c'est toujours le même univers qui revient dans ses romans; un univers où se déchaînent les forces de l'entropie, un monde livré au pourrissement qui, non seulement, comme dans notre réalité, s'attaque à l'agencement harmonieux de la matière, mais consume également l'ordre du temps qui passe. Dick a ainsi amplifié, rendu monumentales en même temps que monstrueuses, certaines propriétés fondamentales du monde actuel en leur donnant une accélération et une impulsion dramatiques. Toutes les innovations technologiques, les inventions magnifiques et les nouvelles capacités humaines récemment maîtrisées se révèlent impuissantes dans la lutte contre l'avance inexorable du Chaos.
L'univers de Dick est donc un " monde de dysharmonie préétablie " tout d'abord caché, et qui ne se manifeste pas dans les scènes d'ouverture du roman. Celles-ci sont présentées sans hâte, avec une neutralité calme, de façon que l'intrusion du facteur destructeur soit encore plus efficace. Dans un monde pris de folie, où même la chronologie des évènements est déréglée, seuls les gens conservent la normalité. (Commentaire Personnel : ici, je pense que Stanislas Lem se trompe lourdement, il est vrai que les univers autour des personnages des oeuvres principales de Dick se dérèglent mais ce n'est pas tout: les personnages en subissent les effets et entrevoient la réalité différement.) Dick les soumet donc à la pression d'une terrible mise à l'épreuve et, durant cette expérience fantastique, seule la psychologie des personnages reste normale. Ils luttent avec acharnement, stoïques jusqu'au bout, contre le chaos qui les cerne de toute part, chaos dont l'origine demeure mystérieuse, de sorte que le lecteur ne peut que se perdre en conjonctures. (Re-Commentaire personnel : Les personnages, selon moi, ne luttent pas toujours avec acharnement, et bien souvent, ils restent passifs et s'enfoncent de plus en plus dans dans le chaos qui les habitait déjà auparavant.)
Les singularités de l'univers dickien viennent principalement du fait que, dans son monde, c'est la réalité qui est soumise à un profond phénomène de dissociation et de duplication. Parfois l'agent dissociateur est une substance chimique ( de type hallucinogène comme dans Le Dieu venu du Centaure ); parfois une technique permettant une "vie cryogénique" (comme dans En attendant l'année dernière) ; parfois une combinaison de narcotiques et d'univers parallèles. L'effet final est toujours le même : la distinction entre le réalité et l'illusion se révèle impossible. L'aspect technique de ce phénomène n'a qu'une importance secondaire.
Le thème de la catastrophe a été tellement ressassé dans la S.F. qu'il semblait défénitivement épuisé, jusqu'à ce que les livres de Dick prouvent que tout cela n'avait été qu'une mystification. Dans la S.F., les différentes fins du monde avaient jusque-là été provoquées par l'homme, c'est-à-dire par une guerre totale, ou bien par un cataclysme. Dick, en revanche, en introduisant dans son stratagème annihilateur - dont le tempo devient plus violent à mesure que l'action progresse - des instruments de la civilisation tels que les hallucinogènes, mélange harmonieusement les convulsions de la technologie à celles de l'expérience humaine, de sorte qu'on ne sait plus qui est responsable de ces épouvantables prodiges.
Il faut insister sur le fait que l'affiliation d'une oeuvre de création à un genre n'est pas un problème abstrait mais un préalable nécessaire à toute lecture d'un livre; la différence entre le théoricien et le lecteur ordinaire se réduit au fait que ce dernier classe automatiquement dans un certain genre la livre qu'il vient de lire guidé par son expérience intérieure. La convention qui régit le roman policier veut que le criminel soit démasqué, tandis que la convention du genre S.F. exige que soient racontés rationnelement des événements qui sont tout à fait improbables et apparament contraires à la logique et à l'expérience. D'un autre côté, l'évolution des genres littéraires est précisément fondées sur la violation des conventions de récit qui sont devenues statiques. Donc les romans de Dick violent dans une certaine mesure la convention du genre S.F.
Les critiques et les lecteurs qui reprochent à Dick son "impureté" par rapport au genre sont des traditionalistes fossilisés. Ses romans plongent de nombreux lecteurs, habitués à une S.F. conforme, dans la confusion la plus totale. Ces lecteurs se plaignent, aussi naïvement que violemment, de ce que Dick, au lieu de fournir des explications précises, au lieu de résoudre les énigmes, se contente de balayer la poussière sous le tapis.
Les écrits de Dick méritent un sort bien meilleur que celui auquel les destinait le pays de leur naissance. S'ils ne sont ni uniformes dans la qualité, ni pleinement aboutis, c'est pourtant uniquement par la force qu'on parvient à les faire entrer dans ce magma dépourvu de valeur intellectuelle, et de structure originale, qui constitue la S.F. Son curieux mélange de techniques hallucinogènes et palingénésiques ne lui a pas apporté beaucoup d'admirateurs en dehors du ghetto, puisque ces lecteurs sont rebutés par la médiocrité des supports qu'il a choisis dans le grand inventaire de la science-fiction.
Effectivement, ses livres manquent parfois leur coup, mais je demeure malgrés tout sous leur charme, comme on peut l'être devant les efforts d'une imagination affrontant en solitaire la surabondance destructrice des possibles-efforts pour lesquels même une défaite partielle peut ressembler à une victoire.